Equateur Ministre pendant 204 jours
Nina Pacari a été la première femme indienne à accéder à un ministère, et pas des moindres, celui des Affaires étrangères. Limogée le 7 août dernier comme tous les ministres indiens du gouvernement Gutiérrez, elle raconte sa lente ascension sociale.
EL
PAIS (extraits)
Madrid
Contexte
:
La
lune de miel entre le président Lucio Gutiérrez et les mouvements
indiens d'Equateur aura été de courte durée. Fin juillet,
le chef de l'Etat, élu en novembre 2002 grâce à l'appui
du mouvement indien Pachakutik-Nuevo País, avait destitué la
ministre de l'Education, indienne. Il vient de limoger, le 6 août, les
trois autres ministres de Pachakutik. Depuis avril, le malaise était
visible car le 1er congrès des Indiens Quechua d'Equateur avait appelé
les ministres indiens à démissionner pour protester contre la
politique néolibérale du gouvernement.
Avez-vous souffert du racisme ?
NINA PACARI Dans mon enfance, dans mon adolescence, dans ma carrière...
Lorsque j'ai commencé à plaider, je me suis d'abord heurtée
à la stupéfaction des autres avocats : "Comment ? Une Indienne
avocate ? !" Je me souviens d'une audience en particulier : lorsque mon
tour de parole est venu, le procureur m'a interrompue au bout de quelques
mots : "Un peu de patience, mon enfant." "Bien entendu, lui
ai-je répondu, vous savez que vous vous adressez à l'avocate
de la défense." J'ai gagné le procès. Mon adversaire,
qui ne savait plus quoi faire, m'a demandé sur quoi portait ma thèse
de doctorat. Et moi, avec toute la froideur dont j'étais capable, je
lui ai dit que je l'avais intitulée "Le système juridique
des peuples indiens et sa relégation dans le système juridique
équatorien" et que je devrais y ajouter un chapitre sur le racisme.
Une fois, avec des amis, nous avons voulu entrer dans un hôtel avec
piscine et l'accès nous en a été refusé parce
que nous étions indiens. Le jour où j'ai été désignée
vice-présidente du Congrès, l'un des élus a crié
: "Indiens de merde !" Le racisme reste toujours présent.
Mais un changement s'est produit dans la société équatorienne
lors du soulèvement de 1990. Elle a pris conscience que certains Indiens
s'étaient organisés, qu'ils étaient forts et qu'ils avaient
raison d'exiger le respect de leurs droits. Vous êtes issue de deux
cultures. Il vous serait certainement difficile de vous défaire de
la culture occidentale.
J'ai vécu et j'ai reçu mon éducation dans le monde de
la ville. C'est à l'âge de quinze ans que j'ai commencé
à prendre conscience de la réalité : j'étais exclue
du monde urbain par la société blanche et métisse, mais
aussi du monde indien parce que je n'appartenais pas à la communauté.
Avec mes amis indiens, nous nous sommes demandé ce qu'il fallait faire
et nous avons décidé de nous organiser et de nous instruire.
C'est ainsi que nous nous sommes lancés dans la littérature
et dans la politique, avec l'aide de certains compagnons de gauche. Je crois
que le rôle de notre génération est de servir de pont
entre les cultures, de faire en sorte qu'elles se comprennent. Vous parlez
deux langues, vous appartenez à deux cultures. Avez-vous deux religions
? L'un des legs de la domination est l'influence catholique. Nous avons été
baptisés. Ma mère allumait un feu dans le patio, faisait brûler
de l'encens et nous appelait pour prier en plein air, avec la lune. Elle invoquait
les montagnes et la Vierge Marie, citait saint François et saint Jean.
Parfois on s'étonne qu'étant indienne et initiée aux
rites, j'aille aussi de temps en temps à la messe. Lorsque je suis
dans une église catholique, je pense au Soleil et à la Lune.
Et lorsque je retourne dans les montagnes, les symboles chrétiens sont
présents dans mon esprit. Lorsque vous avez été élue,
un rituel quechua a été célébré pour vous
donner de l'énergie. Il s'agit d'un rite de purification. La cérémonie
a lieu le matin, près d'une source ou dans la partie la plus haute
de la montagne, avec les quatre éléments : l'air, la terre,
l'eau et le feu. Ceux-ci sont liés aux quatre points cardinaux et ont
une signification cosmique. Le but est d'obtenir que les bonnes énergies
repoussent le mal afin d'être guidé par le bien pour construire
le bien. Il s'agit d'invoquer la protection des divinités de la montagne,
de l'eau et du feu.
Lorsque vous avez remporté les élections, vous avez dit qu'après
plus de cinq cents ans de domination l'heure de la libération avait
sonné. Les Indiens continuent-ils à se sentir dominés,
ou s'agit-il simplement d'une figure de style ? Dans les années 60
et 70, tous les discours disaient qu'il fallait s'opposer aux Espagnols parce
qu'ils nous avaient opprimés. Mais après avoir analysé
les choses, nous avons vu que l'origine du problème se trouvait dans
le système appliqué pendant de nombreuses années, un
système fondé sur l'inégalité, la répression
et l'exclusion. Les métis pauvres en sont également victimes.
Nous avons franchi plusieurs étapes dans notre réflexion, nous
avons évolué, et nous avons commencé à discuter
d'une proposition multinationale. Vous disiez que les indigènes doivent
donner une meilleure image d'eux-mêmes. Depuis quand n'est-il plus honteux
d'être indien ? La domination a laissé des séquelles profondes
et a eu des conséquences graves. Le fait d'être reclus dans des
communautés a permis aux Indiens, surtout aux femmes, de transmettre
leur culture aux enfants par la langue. Il y a eu des tentatives de rébellion
à l'époque coloniale et sous la république, ainsi que
des progrès réalisés aussi bien par les Indiens que par
la société équatorienne. Cependant, je crois que le débat
public a donné naissance à un projet politique dans les années
80. Après les journées de 1990 [un soulèvement sans précédent
a paralysé le pays du 4 au 10 juin], les Indiens ont commencé
à avoir une meilleure opinion d'eux-mêmes.
L'Equateur fait figure de pionnier en ce qui concerne l'accès des peuples
indiens au pouvoir. Pourquoi est-ce arrivé précisément
dans votre pays, et qui plus est avec des moyens pacifiques ?
Tout a commencé dans les années 60, avec ce que nous appelons
le réveil des peuples indigènes. La gauche et la théologie
de la libération ont dénoncé la misère dans laquelle
vivaient les Indiens et ont oeuvré pour qu'ils aient accès à
la terre et à l'éducation. Dans certains endroits, les choses
ne sont pas allées plus loin. Mais nous, nous voulions retrouver notre
identité. Nous avons continué à être victimes de
discrimination et d'injustice, à être exploités, mais
la question a pris une dimension politique. Dans les années 80, nous
avons créé la Confédération des nations indigènes
d'Equateur (CONAIE). A la différence de ce qui s'est passé dans
d'autres pays, il s'est formé en Equateur une classe dirigeante présente
aujourd'hui à de nombreux niveaux de gouvernement. Je crois que notre
peuple a fait preuve d'une grande capacité d'organisation. Comment
définiriez-vous votre idéologie ?
L'apport politique du mouvement indien est fondé sur une vision du
monde selon laquelle les êtres humains sont situés au centre
des préoccupations. Il est aussi question de développement et
d'équilibre social. Le mouvement indien équatorien s'est développé
selon un processus idéologique propre mais il a aussi reçu des
apports extérieurs, notamment de la théologie de la libération.
Nous nous intéressons non seulement à ce que la gauche a appelé
la lutte des classes, mais aussi au caractère identitaire. Nous voulons
représenter un Etat plurinational.
Propos
recueillis par Sol Alameda
Courrier International, 21/08/2003, Numéro 668
Près de 30 000 paysans
équatoriens intentent un procès au géant pétrolier
américain pour avoir déversé pendant vingt ans des déchets
sur leurs terres. Un événement suivi avec passion dans toute
l'Amérique latine.
THE
SACRAMENTO BEE
Sacramento
CONTEXTE
La presse équatorienne
fait une très large place à cette affaire, considérée
comme "le procès du siècle", par le quotidien de Quito
La Hora : "Des centaines d'agriculteurs et d'Indiens se pressent aux
portes de la Cour supérieure de justice". Selon El Universo ,
la foule, qui écoute attentivement la retransmission des débats
à l'entrée du tribunal, manifeste sa joie ou sa déception
à chaque prise de parole des avocats. "Texaco, Texaco, ton heure
est arrivée, tu vas devoir nettoyer ce que tu as pollué !"
Jusque récemment, rares étaient ceux qui avaient entendu parler
de Lago Agrio, une ville pétrolière équatorienne perdue
dans la forêt d'Amazonie et rongée par la criminalité.
Mais les feux de l'actualité se sont braqués sur cette bourgade
délabrée, où magistrats américains et équatoriens
ont afflué afin de participer à l'un des plus grands procès
de l'Histoire pour une affaire de pollution par les hydrocarbures. Située
au coeur du pays pétrolifère équatorien, à vingt
kilomètres de la frontière colombienne, Lago Agrio est la capitale
de la province de Sucumbios, un lieu de justice quelque peu improbable et
dangereux.
Le procès s'est ouvert mardi 21 octobre et oppose ChevronTexaco à
30 000 habitants de la forêt tropicale, qui accusent une filiale du
groupe californien d'avoir déversé, entre 1971 et 1992, d'énormes
quantités de déchets pétroliers dans des centaines de
fosses non réglementaires disséminées un peu partout
dans la région. Ces déchets auraient entraîné des
maladies de la peau et des cancers, entre autres affections. Cristóbal
Bonifaz, l'un des avocats des plaignants, explique que c'est une simple visite,
rendue à l'Indienne María Aguinda, qui est à l'origine
du procès. "Quand je suis entré dans sa petite maison en
1993, j'ai juré devant Dieu que je ferai quelque chose pour elle ,
se souvient-il. J'ai été ému par cette pauvre femme aux
pieds recouverts de goudron, qui était obligée de se nettoyer
avec de l'essence." Aujourd'hui, l'affaire porte le nom de cette femme
: "María Aguinda et autres contre ChevronTexaco".
La compagnie pétrolière a toujours soutenu avoir eu un comportement
irréprochable en Amazonie. Chris Gidez, son porte-parole, ne nie pas
que des déchets pétroliers aient été déversés
dans des fosses non réglementaires. Mais il précise que "dans
les années 70 et 80, cela faisait partie des pratiques tolérées
dans certaines conditions, à savoir en présence d'un sol dense
et argileux. Les eaux usées étaient déversées
dans des fosses, le pétrole était récupéré
et seule l'eau épurée était rejetée." Cependant,
la zone polluée s'est étendue ; la pollution a touché
les marécages puis gagné les cours d'eau, finissant par contaminer
quelque 30 000 Indiens et paysans - ainsi que leurs cultures - sur plusieurs
centaines d'hectares de forêt tropicale. "La cour n'aura qu'une
décision à prendre : déterminer si ChevronTexaco doit
nettoyer ou pas", estime l'avocat des plaignants. "Si la cour les
oblige à nettoyer les fosses, les marécages et les rivières,
ce sera une énorme victoire", ajoute-t-il.
Le dossier a été ouvert il y a une dizaine d'années à
New York. Mais il aura fallu neuf années de disputes juridiques pour
déterminer quel Etat, des Etats-Unis ou de l'Equateur, se verrait confier
l'organisation du procès. L'année dernière, une cour
d'appel fédérale a tranché en faveur de l'Equateur et
a ajouté que la décision prise par l'Etat andin serait applicable
par les tribunaux des Etats-Unis. "C'est un procès historique",
commente Steven Donziger, l'un des six avocats de la partie plaignante. "C'est
la première fois qu'une multinationale américaine doit répondre
de ses actes devant le système juridique d'un petit pays en voie de
développement." La compagnie ChevronTexaco était tout aussi
impatiente de comparaître. En effet, selon son porte-parole, "ces
dix dernières années, les vraies questions [de l'affaire] ont
été occultées. Cela n'aide pas ceux qui cherchent à
arranger les choses. Cela n'aide pas la compagnie, sur qui plane le doute.
Les deux parties ont intérêt à ce que la lumière
soit faite."
"La Constitution [équatorienne] prévoit un pouvoir judiciaire
indépendant", rappelait, en 2002, un rapport du ministère
des Affaires étrangères américain sur les droits de l'homme.
"Mais dans la pratique, le système judiciaire est vulnérable
face aux pressions et à la corruption extérieures." Le
7 octobre dernier, Cristóbal Bonifaz, l'un des avocats des plaignants,
écrivait au secrétaire d'Etat Colin Powell pour lui demander
de mandater un agent fédéral chargé de surveiller le
procès. "Nos clients ont de bonnes raisons de craindre que ChevronTexaco
ne triche", expliquait-il. La veille du procès, la réponse
du ministère se faisait toujours attendre. La réaction de M.
Gidez, elle, a été immédiate. "Il est absolument
scandaleux de laisser entendre que cette société a déjà
triché ou qu'elle serait capable de le faire", a-t-il lancé.
Aucune des deux parties ne sait vraiment ce qu'il ressortira du procès
de Lago Agrio. "Les gens vont venir de très loin , a déclaré
M. Donziger. Il va y avoir des centaines de rassemblements d'Indiens. Ils
arboreront leurs tenues traditionnelles. [Le procès s'est terminé
le 29 octobre.] Le jugement ne devrait pas être rendu avant plusieurs
mois, le temps que le juge examine l'affaire en profondeur.
Tous les projets américains de développement énergétique
en Amérique latine - de plus en plus impopulaires - sont touchés
par cette affaire, et, notamment, le projet colossal qui concerne l'exploitation
d'un gisement de gaz naturel au Pérou et le tout récent oléoduc
de Crudos Pesados, en Equateur, censé doubler la production pétrolière
de la région. Cette année, près de 25 millions de barils
de pétrole équatorien ont déjà été
expédiés en Californie par pétrolier. Le petit Etat andin
est le deuxième fournisseur des Etats-Unis, derrière l'Arabie
Saoudite et ses 56 millions de barils annuels. Les avocats de la partie plaignante
pensent que le procès de Lago Agrio fera jurisprudence et qu'il pourra
changer certaines pratiques relatives à l'exploitation de l'énergie.
"Cette affaire peut nous permettre d'édicter de nouvelles règles
pour l'Amérique latine et pour les compagnies pétrolières
américaines", confiait M. Donziger.
Tom
Knudson
Courrier International
06/11/2003, Numero 679
Par
José Steinsleger ,
La Jornada,
15.01.03.
Avec les nominations de Nina Pacari aux Relations extérieures et de Luis Maca à l'agriculture, le gouvernement du président Lucio Gutierrez a donné un tour de vis en plus à ce que l'on entend habituellement par "gauche" et "droite", liberté et démocratie, Etat et nation, culture et société.
Sans faire couler le sang, sans avant-gardes idéologiques tentées de conduire des peuples qui ignorent leur existence, et sans le conseil d'intellectuels et de technocrates d'importation, la désignation de Nina Pacari et de Luis Macas dans la cabinet de Gutierrez résume des siècles de luttes et de résistances tenaces des peuples premiers d'Equateur.
Les deux ministres symbolisent l'esprit opposé de celui de l'indigène érudit Francisco Eugenio de Santa Cruz y Espejo (1747-95), fils d'indien et de mulâtre, précurseur de l'indépendance, médecin, écrivain, journaliste et traducteur des Droits de l'homme qui vécut, lutta et mourut en reniant sa condition métisse.
La tragédie marginale et dédoublée d'Espejo consistait à avoir dédaigné les soulèvements indigènes du Tahuantinsuyu [Empire inca, NdT], en se plaçant aux côtés de l'aristocratie indépendantiste créole, en souffrant de la persécution, de l'exil, de la prison et attaché dans un cachot colonial duquel il sortit peu avant de mourir. Mais l'histoire de la patria n'a jamais questionné que son décès soit inscrit dans le livre destiné aux indiens et aux noirs.
Pacari et Macas, au contraire, sont des indiens que dans leurs textes et opinions ont contribué à rompre le cercle vicieux et la confusion qui anime la discussion de l'ethniquement pur, notion réactionnaire qui, selon eux, surgit précisément du monde intellectuel mishu (métisse), formé au sein d'une culture faite de préjugés et colonisée par le canon occidental.
Ex-présidente du Conseil National de Planification des Peuples Indigènes et Noirs, membre de l'Assemblée nationale constituante qui élabora la constitution actuelle (1998) et vice-présidente du Congrès National (poste qu'aucun indigène n'avait occupé jusqu'alors), Nina Pacari devra expliquer au monde que l'Equateur est un pays plurinational, pluriethnique et pluri-culturel, en plus de renégocier l'accord de la base militaire ( ) que le Pentagone possède dans la ville portuaire de Manta. En ce qui concerne la Zone de Libre Echange des Amériques [ALCA, sigles en espagnol, NdT], projet d'annexion des Etats-Unis, Pacari a déclaré à une agence de presse : "Ce serait un suicide pour l'Equateur d'entrer dans l'ALCA. Même le patronat national n'aurait pas de garanties".
De son côté, Luis Macas est un "prince de la politique" qu'irradie un pouvoir qu'il sait exercer sur lui-même, sachant aussi rire et maintenir une distance de l'éloge excessive. Chargé de l'agriculture, le leader historique des indiens équatoriens aura la mission hasardeuse d'inverser le processus de très forte concentration de la terre dans peu de mains.
Pays châtié par la faim et la dénutrition, la FAO a observé que seul le bassin du fleuve Guayas, région où se situe le noyau le plus agressif et capitulard de l'oligarchie équatorienne, pourrait approvisionner 40 millions d'habitants [il y en a entre 12 et 13 millions en Equateur, NdT]. Cependant, la propriété monopolistique de la terre articulée au capital financier permet à 1,2% des propriétaires terriens et aux transnationales de l'agro-industrie de contrôler 66% des terres cultivables, alors que 90% des petits agriculteurs possèdent des parcelles de 10 hectares au maximum, la majorité située sur les pentes des montagnes et donc difficilement cultivable.
Macas assure que la participation au gouvernement de Lucio Gutierrez est un défi de plus pour le mouvement indigène et les mouvements sociaux ruraux et urbains, et "seulement un pas de plus dans la construction d'un pays plus équitable et solidaire". Il explique que "Ushay, en quechua, signifie le pouvoir pour améliorer les conditions de vie et la capacité de nous développer collectivement. Le gouvernement peut être une instance en plus pour continuer à construire l'Ushay". Alors que Nina Pacari considère que "le fait d'accepter des postes dans le nouveau gouvernement ne doit institutionnaliser ni le mouvement indigène ni les mouvements sociaux".
Situées à des années lumières de l'égoût de corruption qu'est devenue la politique équatorienne, les nouveaux ministres indigènes d'Equateur respirent une simplicité et un don de soi qui, sans aucun doute, devraient servir d'exemple et de modèle aux générations présentes et futures de politiques latino-américains. Mais au-delà du sort du nouveau gouvernement, qui entre en fonction aujourd'hui en Equateur et qui compte déjà avec de puissants ennemis, les deux nominations sont une preuve d'une volonté politique extraordinaire: à 510 ans de la découverte et à 200 de l'émancipation, l'histoire républicaine de l'Amérique n'avait jamais délégué à des indiens ses affaires d'Etat, mot qui en quechua n'existe pas.
*Traduction
: Frédéric Lévêque, pour RISBAL.[http://risbal.collectifs.net]
Article original : "Ushay (en quechua) es poder"
©
COPYLEFT RISBAL 2003
Carlos Terán Puente : 7 septembre 2001
"
Nous savons que du sol se dressent les récoltes et les arbres, se dressent
les animaux qui courent dans la campagne ou volent au dessus d'elle, se dressent
les hommes et leurs espérances. Du sol peuvent aussi se dresser un
livre, une gerbe de blé ou une fleur
. Ou un oiseau. Ou un drapeau.
Enfin, je suis encore une fois en train de rêver
"
(José Saramago). Du sol doit se dresser aussi, comme une récolte
de mais transcendant, la dignité des peuples de l'Amérique Afro-indienne
métissée. La justice sociale doit aussi se dresser du sol pour
pouvoir marcher librement. Dignité et justice sociale sont des mots
qui ne peuvent circuler de façon abstraite au moyen de déclarations
(comme cela se passe en ce moment). La dignité et la justice, fondements
de la paix, sont des formes de vie et de relation entre les êtres humains
qui doivent être dressés du sol où elles se trouvent en
ce moment.
Jusqu'en 1830, on raconte que l'Equateur est sorti du sol, il est né
comme système social républicain. Mais il y eut un problème
congénital. A peine s'était-il sorti de la colonisation espagnole,
en installant et maintenant les structures qu'il avait reçu de la vieille
Europe, qu'il s'écroulait pour laisser le pas au processus d'accumulation
capitaliste avec de nouveaux centres de pouvoir. La République d'Equateur
que décrit Leopoldo Benitez dans " drame et paradoxe " s'est
dressée; elle s'est dressée en écrasant de son pied et
de sa botte militaire la dignité des peuples, méconnaissant
totalement les diversités dont maintenant, en entrant dans le 21ème
siècle, la plupart d'entre nous avons une idée claire. C'est
vrai que quelque uns continuent d'être aveugles devant cette diversité
et pensent qu'il n'y jamais eu qu'une seule nationalité et un seul
Equateur. L'Equateur, pays des peuples indiens et noirs qui à eux seules
réunissent plus de douze nationalités. Certains sont en danger
d'extinction, comme les peuples Zaparo, Awa, Chachi
D'autres ont déjà
été exterminés et jetés de la face de la terre
comme les Tetetes, même si certains prétendent que les Tetetes
n'ont jamais existé. Tous les peuples qui existent-existons- aujourd'hui,
étaient déjà là lorsque l'Equateur se dressa comme
république. Ils existaient mais ils furent méconnus et on ne
leur permit pas de se dresser du sol pour faire partie du rêve de Bolivar.
C'est un modèle d'état homogène, centraliste, ethnocentrique,
plutocrate, élitiste, dominé par la botte militaire et le sabre,
par l'oligarchie naissante qui vivait les yeux fixés sur le modèle
européen en pleine décadence. Les structures nationales jaillirent
et sortirent du sol aveugles à ce même sol, à la situation
de domination d'un peuple sur l'autre. Simon Bolivar, alors qu'il terminait
presque la croisade libératrice, déjà nous avertit :
si les peuples de cette région ne s'unissent pas, l'empire du Nord
sera celui qui dominera. Mais l'union n'est possible que si les diversités
et les différences sont reconnues. Là bas, dans les processus
sociaux politiques d'il y a plus de 170 ans, dans les luttes de pouvoir entre
l'impérialisme anglais, américain et espagnol, s'est enterré
dans le sol la graine de la grande menace qui germe aujourd'hui : l'ALCA.
Mais la révision du processus historique de l'Equateur est nécessaire.
Il y avait les criollos, civiles et militaires, qui écrasaient les
épaules de l'indien, du noir, du " montuvio ", de l'indienne,
de la noire et de la " montuvia ". Ces peuples étaient ceux
qui travaillaient la terre, ramassaient le caoutchouc, le café et le
cacao, se crevaient dans les mines. C'étaient ceux et celles qui servaient
dans les maisons et les palaces des prétendus aristocrates. Plus tard
ces même peuples seront employés dans les fabriques textiles,
puis dans les entreprises florales, les entreprises de bois, les compagnies
d'huile de palme ou de banane, les plantations de riz, de canne à sucre.
Et encore plus tard dans les énormes compagnies pétrolières
qui construisent des oléoducs et emportent le sang noire de la terre
amazonienne. Beaucoup seront employés dans les assurances et les forces
répressives crées pour défendre les intérêts
des capitaux.
L'Equateur s'est dressé ainsi, comme état-république
et il continue, à travers les siècles, à regarder vers
l'extérieur, espérant de l'exportation, des ports libres, des
zones franches, des zones douanières sans contrôles. Il attend
l'ALCA. Notre Equateur, comme un tout homogène et artificiel, n'existe
que dans l'imagination et dans la tête des groupes dominants et de leurs
amis de l'extérieur. Cet Equateur a le cou déformé et
les yeux qui lui sortent des orbites, du fait de tant regarder vers l'extérieur,
de fixer son regard sur les investissements des négociants américains
et européens. Et sur l'ALCA. Pendant que les frères Noboa, Febres
Cordero, Alvaros Novoa et les autres membres des familles des élites
dominantes du pouvoir économique s'appuient sur l'illusion d'un Equateur
unique et homogène, centraliste et possible à gouverner (même
si l'ingouvernabilité leur donne des insomnies), le véritable
Equateur s'égrène en peuples qui cherchent des référents
et se construisent au milieu d'une guerre grandissante.
Quand on parcours la frontière nord, ce qui signifie parcourir les
provinces d'Esmeraldas, de Carchi, Sucumbios, Orellana, ce qui attire d'abord
l'attention c'est la multitude de peuples qui s'y trouvent, lancés
comme le temps et les eaux, à la périphérie du territoire.
Dix peuples, indiens, africains et métisses habite la frange frontalière
à la Colombie. Les Kichwas, métis et Huaoranis en Orellana,
Sionis, Secoyas, Kofanes, Shuaras, Kichwas, Afro et métissés
à Succumbios, Awa, Afro y métissés dans le Carchi, Afro,
Awa, Chachi à Esmeraldas. Dix peuples, dix cultures, dix manières
différentes de voir le monde depuis la périphérie du
territoire et depuis la périphérie de l'histoire. Dix peuples
qui témoignent de la barbarie congénitale qui dévaste
l'Equateur, comme prétendu Etat et structure homogène, comme
Etat centraliste. Les peuples qui vivent dans la zone frontalière ont
subi une guerre chronique. Maintenant, ils affrontent en plus le risque d'une
autre guerre ou, plus exactement, un nouveau visage de la guerre de domination
dont ils ont souffert. C'est une menace immédiate qui vient s'ajouter
à la guerre qui se joue depuis des siècles contre la pénétration
de l'Etat et des entreprises qui espèrent le maintenir dans la précarité
la plus déplorable. La vulnérabilité sociale, c'est à
dire la mesure combinée des indicateurs d'analphabétisme, de
dénutrition, de mortalité infantile, de pauvreté, se
rapproche de 100 dans les zones frontalières, niveau de risque maximum
pour une collectivité humaine. Les maladies comme la malaria, la tuberculose,
la dengue, le chagas, sont le lot quotidien de ces peuples. Les villes qui
espèrent des ressources de l'Etat pour construire des dispensaires
et ne les reçoivent pas, se tournent vers les compagnies qui construisent
le nouvel oléoduc. Ils leur donne accès à leurs terre
pour le prix d'un hôpital, même si plus tard aucun médecin
ne voudra venir y travailler, les salaires étant trop bas pour mener
une vie décente et les médicaments étant absents. L'équipement
en services basiques, eau purifiée, assainissement de l'environnement,
systèmes décents de santé, une école démocratique,
pluri-culturelle, une aide au développement productif qui respecte
la biodiversité, la conservation et la défense du sol, de l'air
et de l'eau, la protection contre la contamination pétrolière
par les engrais chimiques et les déchets miniers, la possibilité
d'un développement ethnique, culturel, social, humain, voici tout ce
que réclament les peuples de la frontière nord. L'Equateur de
la périphérie frontalière, les peuples qui habitent cette
terre et sont habités par elle (puisqu'ils portent la nature à
l'intérieur de leur peau), présentent les pires indicateurs
de qualité de vie. C'est le résultat de cette guerre chronique
qui se voit aggravée par la guerre qu'ils veulent faire déborder
de la Colombie. D'une certaine forme, la guerre militaire qui s'annonce avec
la bénédiction des Etats Unis n'est pas plus qu'une autre facette
de la force qui a maintenu les peuples frontaliers soumis à un abandon
qui semblait avoir pour but leur extinction. Une guerre chronique traduite
en abandon. Une guerre cynique, en plus. Pendant que se restreint, se réprime
et se coupent les possibilité de développement humain des peuples
de la frontière, s'extraient -même au prix de la militarisation
de la vie quotidienne- les ressources naturelles non renouvelables comme le
pétrole. Ces trente dernières années, le gouvernement
a extrait de la région amazonienne plus de 60.000 millions de dollars
en pétrole, il a laissé les entreprises transnationales s'emparer
de la moitié et le reste se trouve dans les prétendues métropoles
de Quito, Guayaquil et Cuenca. Une guerre cynique à un point extrême,
parce qu'à l'abandon et l'extraction des ressources s'ajoute la contamination
de l'environnement qui est incontrôlée, irréversible pour
des siècles, qui est un assassinat en silence. L'impacte de trente
années de contamination pétrolière sur la santé
des hommes est-sans avoir peur de me tromper- beaucoup plus important et grave
que celui provoqué par les fumigations au glifosate. Pendant que des
avions colombiens pilotés par des entreprises privées fumigent,
on prépare le terrain pour 20 années supplémentaires
d'extraction pétrolière, de contamination de la nature. Ceux
qui vivent dans les zones contaminées par le pétrole en Amazonie
ont 150% de chances de plus d'attraper un cancer que les habitants de Quito.
Les femmes qui vivent dans les zones contaminées par le pétrole
ont 2.5 fois plus de chances de faire une fausse couche que les autres femmes.
Nous sommes les fils et les filles de cet Equateur. Il nous appartient de
reconnaître que notre dignité et la justice sociale sont dans
le sol et qu'elles se dresseront quand nous serons capables de vaincre la
guerre qui se déroule contre les 10 peuples de la frontière
nord et la guerre contre tous les peuples qui sont à la périphérie
des grandes villes et dans les zones rurales, et de ceux qui vivent autour
des grandes entreprises agro-industrielles qui convertirent les cultures de
blé et d'orge en fleurs destinées à l'exportation et
qui convertirent le paysans et l'indien de la montagne en ouvrier agricole
exploité. La dignité des peuples qui forment cette structure
sociale passe par l'organisation de campagnes, de militantisme pour la dignité
et la vie, pour les droits de l'Homme, qui s'ajoutent aux peuples exploités
pour se dresser du sol. Quand je dis se dresser du sol je me réfère
à ceux qui ne sont pas à la périphérie du territoire.
Simplement dans l'approche des peuples de la périphérie, nous
pouvons apprendre à nous dresser du sol, comme eux se sont maintenus
en plus de 500 ans de résistance. Les Shuaras de Sucumbios, traqués
scandaleusement par des patrouilles de militaires équatoriens ces derniers
mois nous montrent comment sont les peuples qui se sont dressés du
sol. Ils ne bougent pas et ne se bougeront pas " parce que c'est notre
terre " disent-ils. Là-bas, au cur de la forêt, ils
vivent avec leurs valeurs, construisent des maisons selon le savoir de leurs
pères, construisent des écoles et des collèges interculturels,
ils résistent aux exploitant de bois et de pétrole qui pensent
que la forêt n'est la terre de personne. Les Shuaras rêvent d'un
centre de développement culturel qui soit connu dans le monde et visité.
Ils s'intègrent au monde comme ils sont, identifiés à
eux-même, avec la nature et l'histoire. Dressés comme les autres
peuples de la frontière. Espérant que tous et toutes nous soyons
capables de passer au dessus des siècles d'un Equateur ethnocentrique,
centraliste, homogénéisant et artificiel. La guerre pour la
dignité et la justice sociale est chronique, cynique. Elle va au delà
des armes, de la poussière et du glifosate. Elle ne dépend pas
que des étrangers et des militaires. Elle est plus proche de la frontière
et plus loin des tambours de guerre.
Membre volontaire du Collectif
" PRO DERECHOS HUMANOS, PRO-DH Equateur