L'échec du FMI, pompier pyromane pour des pays en difficulté
Les programmes imposés par le Fonds aux Etats en crise ont parfois
aggravé la situation, jusqu'à provoquer un désastre.
"Indonésie, Thaïlande, Corée, Russie, Brésil
et Argentine : six échecs en moins de six ans", dénonce
l'ex-vice-président de la Banque mondiale, Joseph Stiglitz.
"Quand neuf patients sur dix soignés par un même médecin
meurent, il est clair que le médecin ne sait pas ce qu'il fait."
Ainsi parle Joseph Stiglitz, Prix Nobel 2001 d'économie.
Dans son livre, La Grande Désillusion, l'ex-vice-président de
la Banque mondiale, nouveau héraut des pourfendeurs de la doctrine
libérale que le FMI impose aux pays en difficulté, ne cesse
de dénoncer les erreurs de l'institution "dans tous les domaines
où elle est intervenue" : le développement, la gestion
des crises et la transition du communisme au capitalisme.
A la lumière du tremblement de terre financier en Amérique latine, il est difficile de lui donner totalement tort. Trois pays du cône sud, l'Argentine, le Brésil et l'Uruguay, dont le Fonds a longtemps chanté les louanges, sont sur le point de jouer un remake de la crise de la dette qui, partie d'Argentine en 1982, avait entraîné la défaillance successive du Brésil et du Pérou. Les politiques macro-économiques menées sous la houlette des institutions de Bretton Woods ont plongé l'Argentine dans un désastre économique et social, même si l'incurie de sa classe politique a sa part de responsabilité. Le programme signé avec l'Uruguay n'a pas évité l'implosion du système bancaire et l'effondrement du pays, qui connaît sa quatrième année de récession. La stricte observance d'une orthodoxie économique n'a pas épargné au Brésil de graves turbulences financières. Dans le même temps, la pauvreté gagne du terrain. Elle touche 44 % de la population latino-américaine. En dix ans, le nombre de chômeurs a doublé.
UN PIEUX BILAN
Il ne faut pas chercher loin pour trouver des exemples des mauvais dosages prescrits par le FMI. En 1997 et 1998, non seulement l'institution n'a pas su déceler les signes avant-coureurs d'une crise en Asie, mais, une fois la maladie déclarée, les potions administrées par les "bons docteurs" de la 19e Rue à Washington ont non seulement aggravé la situation mais ont fait basculer, en Thaïlande, en Indonésie et en Corée, des millions de personnes dans le chômage et la pauvreté. Seule la Malaisie a résisté à la vague, grâce à son premier ministre, le Dr Mahattir, qui a refusé de se plier aux exigences du gendarme du monde. Sans pitié, Joe Stiglitz rappelle ce pieux bilan : "Indonésie, Thaïlande, Corée, Russie, Brésil et Argentine : six échecs en moins de six ans, c'est beaucoup."
Critiqué pour avoir imposé aux pays en crise des remèdes de cheval, Michel Camdessus, qui a régné pendant treize ans (jusqu'en 2000) sur le FMI, a souvent répondu que, s'il existait d'autres solutions, il serait le premier à les adopter, mais qu'aucune, pour l'instant, n'avait fait ses preuves. Son successeur allemand, Horst Köhler, semble faire le même constat, et l'arrivée au pouvoir des républicains aux Etats-Unis n'a fait que durcir les positions de l'administrateur américain, dont la voix est prépondérante au conseil du FMI.
Tout en coopérant plus étroitement avec la Banque mondiale pour mieux prendre en compte les conséquences sociales des programmes d'austérité qu'il impose en contrepartie de ses prêts, le Fonds n'a pas vraiment pris ses distances avec le "consensus de Washington" et exige toujours la libéralisation des marchés, la réduction des déficits budgétaires, la diminution des fonctionnaires, la vente des entreprises publiques, l'assainissement des secteurs bancaires... "sans calculer l'impact que ces mesures auront sur la pauvreté ou le chômage et en se concentrant sur les conséquences budgétaires ou les risques inflationnistes", souligne M. Stiglitz.
MAUVAISE ÉVALUATION
Fin 2001, dans le droit fil du discours des républicains, qui voulaient rompre avec la pratique des grands plans de sauvetage de la précédente administration, et cesser ce qu'ils considéraient comme un gaspillage de l'argent des contribuables, le Fonds a coupé brutalement le robinet à l'Argentine. Ce faisant, il a mal évalué que la lente agonie de l'Argentine finirait par se répercuter sur ses voisins, en raison notamment des liens commerciaux entre le Brésil et l'Uruguay au sein du Mercosur. Cette erreur de diagnostic l'a conduit, sous la pression américaine, à opérer un virage à 180 degrés. S'il tient toujours la dragée haute à l'Argentine, c'est dans l'urgence qu'il a octroyé 1,5 milliard de dollars à Montevideo (versé dans un premier temps directement par le Trésor américain) et promis 30 milliards de dollars au Brésil, permettant, au passage, aux investisseurs privés de sauver leur mise. Ce qui apporte de l'eau au moulin de Joe Stiglitz, qui soupçonne le FMI "de se soucier plus de l'intérêt des marchés financiers que de la croissance des pays qu'il aide".
Dominé par les Etats-Unis, son premier actionnaire avec 17 % des droits de vote, équivalant à un droit de veto, le Fonds et ses 2 000 fonctionnaires, formés pour la plupart dans les universités américaines, continue d'être ballotté au gré des intérêts économiques et politiques de la Maison Blanche. La Turquie, que sa position géostratégique et, plus encore, la proximité d'une intervention militaire américaine en Irak rendent indispensable, est ainsi devenue le premier débiteur du FMI, malgré ses piètres performances économiques.
Cette situation ne changera pas tant que l'Europe, dont trois pays (la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne) détiennent, ensemble, plus de 15 % des droits de vote, ainsi que les pays en développement, ne seront pas parvenus à s'affirmer comme des contrepoids à l'hégémonie américaine.
Babette Stern
Le Monde
Venezuela: the show must go on
Lettre ouverte à Monsieur Ménard sur laction de Reporters Sans Frontières
Par Thierry Deronne
Une aube de septembre 2002, dans la province du Venezuela. D'une voiture blanche qui longe un parking, des inconnus jettent quatre cocktails molotovs. De l'autre côté, quelqu'un les éteint. Pas de victimes. Pas de dégâts. Voitures indemnes. Ce parking appartient à une filiale régionale de Globovisión. L'"attentat" en question se produit à quelques heures de la visite officielle du président Chavez dans la région et au moment précis où une tripartite OEA, Fondation Carter et PNUD le rencontre et enquête sur la liberté dexpression au Venezuela. La une du Nacional exhibe aussitôt une lettre-éclair de Robert Ménard, président de Reporters Sans Frontières, qui met en demeure le gouvernement vénézuélien de mettre fin à la violence contre la presse. Le directeur du Nacional, Miguel Enrique Otero accuse(1), avant toute enquête : "le gouvernement a créé des escadrons para-gouvernementaux qui agissent contre les médias et les journalistes", "le discours de Chavez est responsable de ces attaques" (El Nacional, 14/09/2002). Globovisión dénonce pour sa part, à grand renfort dimages, "lattentat bolchevique à la grenade" (sic) (2).
Une semaine plus tard - alors que l'OEA a plié bagages, le Nacional reprend sa campagne d'intimidation contre les médias communautaires (3). Le journal cite une affiche aperçue dans le studio d'une radio communautaire comme preuve de son caractère chaviste, lui reproche daffirmer quil y a eu un coup dEtat en avril 2002, dénonce "lillégalité de cette radio et de 100 médias communautaires". Cette radio visée par le Nacional a déjà fait l'objet d'une perquisition, il y a plusieurs semaines, par une police aux mains de l'opposition anti-chaviste. Ses membres sont libérés quand les médias communautaires descendent dans la rue. En fait tout larticle du Nacional consiste à dénoncer, une fois encore et par nimporte quel argument, lexistence de radios communautaires au Venezuela, cest-à-dire du pluralisme de linformation. Pour cela il donne la parole à Miguel Angel Martinez, président de la Chambre privée de Radiodiffusion, qui signa en direct sur Globovisión le décret du coup d'Etat du 11 avril et qui, après léchec de celui-ci a recommandé à ses affiliés de brouiller les fréquences des médias communautaires lors du prochain putsch. Celui-ci dénonce une fois de plus l"illégalité" des radios communautaires.
Sur toute cette campagne, pas un mot de Reporters Sans Frontières.
De
juillet à août 2002, Paul-Emile Dupret, conseiller pour la Coopération
au Développement au Parlement Européen, qui filme une manifestation
en compagnie de la télévision communautaire Catia TVe, puis
Nicolas Burlaud, membre de la télévision pirate Primitivi de
Marseille et Alessandro Bombassei, d'une radio indépendante italienne,
sont criblés à Caracas par les balles de la Policia Metropolitana,
commandée par un des principaux opposants à Chavez, Alfredo
Peña, maire de Caracas. Au député Barreto qui interroge
une journaliste de Globovisión sur le silence de son média sur
le cas Bombassei, celle-ci répond: "Mais que faisait ce journaliste
italien ici ?". Peu après Globovisión présente
ce journaliste (qui a filmé le policier tirant sur lui à balles
réelles avec l'intention de tuer (4)) comme un! "conseiller
politique de Catia TVe et des médias communautaires".
Angel Palacios, producteur indépendant, auteur dun documentaire
sur lassaut de lambassade de Cuba par les putschistes diffusé
par le canal dEtat, est aussitôt dénoncé par une
radio commerciale qui livre son adresse sur les ondes. Sa femme et sa fille
doivent se cacher, comme il en témoignera en septembre devant la délégation
de l'OEA.
Une fois de plus ces faits ne suscitent aucune protestation de RSF auprès des grands médias et de leurs propriétaires (5).
Pourquoi
donc RSF ferme-t-il les yeux sur les exactions dune élite économico-médiatique
organisatrice d'un coup d'Etat, et de ses relais policiers, contre les journalistes
des médias communautaires?
D'abord parce qu'il semble considérer que seuls les Etats peuvent être
répressifs, comme si nous étions encore au 19ème siècle.
On sent là l'influence d'une idéologie de libre marché.
Mais si RSF relaye aussi vite la campagne des grands groupes de communication,
c'est surtout parce qu'elle lui permet de continuer à dénoncer
celui quil assimile à un "futur dictateur castriste"
(6) et faire oublier ainsi son fourvoiement au moment du coup d'Etat contre
celui-ci. Le silence de RSF sur le rôle crucial de ces grands médias
dans la répression des journalistes communautaires lors du coup dEtat
d'avril 2002 vient en effet de faire l'objet dune puissante analyse
de Maurice Lemoine (7).
Lemoine, grand spécialiste dune Amérique Latine quil parcourt depuis plus de trente ans, et dont la rigueur est difficilement contestable, n'est pas seul à analyser le silence de RSF sur cette répression des médias indépendants par lélite économique putschiste. Alberto Giordano, journaliste de Narconews.com, a enquêté sur le cas de Nicolas Rivera, journaliste d'une radio communautaire, qui croupit toujours en prison, et a posé une longue série de questions à RSF, restées à ce jour sans réponse.
Par contre, RSF se dit préoccupé des "menaces d'inspection fiscale" des grands médias vénézuéliens par Chavez. Sans doute RSF fait-il allusion aux millions de dollars sortis frauduleusement du pays, grâce à la production industrielle de telenovelas dont les bandes sont vendues... "au poids" à un intermédiaire du Panama, puis revendues comme "uvres intellectuelles" à Miami. Pour la première fois, il est vrai, un gouvernement non identifié à ces grands groupes économiques ose réclamer des comptes au nom des immenses passifs sociaux. Cela dit, aucun des grands médias vénézuéliens n'a été sanctionné ni pour fraude fiscale, ni pour participation directe dans le coup d'Etat.
"Nous ne occupons que de la liberté d'expression, nous ne occupons pas des contenus des médias" dit RSF.
Même quand les contenus de ces "médias" appellent à réprimer des médias indépendants ou des organisations populaires ? Est-il si déplacé de demander à RSF de s'informer avec un peu de sérieux sur la complicité active de ces "médias" avec des forces de sécurité de lopposition, officielles ou paramilitaires et leur implication directe dans de nombreuses violations des droits de l'homme, et pas seulement contre des médias communautaires ?
Notre télévision communautaire Teletambores a récemment couvert plusieurs luttes pour la terre dans lEtat de Yaracuy. Les paysans y dénoncent le harcèlement, la torture, les nombreux assassinats et les "disparitions" perpétrées par des polices locales aux mains d'une opposition opposée à la réforme agraire décrétée par le nouveau gouvernement. Certains de ces reportages ont pu être diffusés sur la seule chaîne dEtat et le seront sous peu à Paris sur les ondes de Zalea TV, qui défend en France la liberté d'expression audiovisuelle. Or, aucun des grands médias vénézuéliens ne s'est fait l'écho des assassinats massifs de paysans... tout simplement parce que leurs propriétaires appartiennent aux mêmes groupes économiques que ceux des latifundistes. Pire : ces "médias" traitent les paysans sans terre qui sèment les premières terres de la réforme agraire comme des "terroristes", des "envahisseurs entraînés par les Cubains", devenant ainsi les complices des assassinats. On ne peut quêtre frappé par la comparaison entre larsenal publicitaire mis en place pour dénoncer des "attentats" pratiquement insignifiants, et l'occultation par ces mêmes "médias" de violations massives des droits de lhomme.
Puisque nous parlons du beau métier de journaliste, Monsieur Ménard, sachez enfin que notre travail ici, depuis les médias communautaires, consiste à refonder linformation dans un contexte où ces télévisions commerciales, en bons élèves de la TV mainstream nord-américaine, piétinent jusqu'à son concept. Au mépris de toutes les conventions internationales, ces pseudo-journalistes interrompent leurs brévissimes infos par des spots de publicité et vendent eux-mêmes toutes sortes de produits, shampoings, crèmes miracles, vêtements à la mode, sans transition, au cours de "JT" dont le contenu est de pure propagande politique, obsédante. Des "médias" qui ont toujours fait preuve de racisme (vous ny verrez aucun présentateur noir, par exemple) au sein d'une population souvent dorigine africaine, et nont jamais cessé de dénigrer les quartiers populaires où vivent 80 pour cent des vénézuéliens, pour les présenter comme les derniers cercles de lenfer et du vice, exigeant plus de répression à leur égard.
C'est une vieille ruse de lHistoire que de voir des entreprises privées de communication se faire passer pour des médias "d'information". Cela leur permet d'en appeler à la liberté dexpression lorsque leurs intérêts économiques sont menacés. Doù leur fébrile recherche de caution internationales "supra-objectives". L'"objectivité" que RSF confère à leur campagne lui donne plus d'efficacité pour circuler dans le monde entier, et notamment parmi d'autres organisations des droits de l'homme, qui nont pas les moyens de vérifier et croient RSF sur parole.
RSF nexistait pas encore quand Armand Mattelard analysant l'alliance des grands médias et de la SIP dans le renversement d'Allende, écrivait : "L'enquête judiciaire sur l'administration du journal El Mercurio, accusé d'irrégularités fiscales, a servi de prétexte pour dénoncer de soi-disant mesures coercitives contre la "presse libre". (..) Le message émis par la presse de la bourgeoisie chilienne revient à sa source, renforcé par lautorité que lui confère le fait davoir été reproduit à létranger. (..) Nous sommes en présence dune SIP tautologique. Sa campagne n'est qu'un immense serpent qui se mord la queue."
* Licencié de l'Institut de Hautes Etudes en Communications Sociales, Bruxelles, 1985. Journaliste indépendant et formateur au documentaire, résidant au Venezuela depuis 1984. Cofondateur de la télévision communautaire Teletambores, Maracay, canal 40 UHF.
Notes
(1)
Dans un éditorial écrit au moment du coup d'Etat, celui-ci salue
le coup d'Etat meurtrier du 11 avril contre Chavez comme une victoire de la
démocratie.
2) Globovisión, un des principaux auteurs du coup d'Etat médiatique
d'avril 2002, ne recule devant rien pour fabriquer des preuves. "L'embuscade
chaviste" fruit d'une manipulation de montage, et démontée
photos à l'appui par le témoin oculaire Maurice Lemoine, a permis
de faire passer pour des " assassins chavistes " des personnes qui
défendaient leur vie contre des francs-tireurs et de fournir ainsi
aux militaires putschistes le prétexte rêvé pour renverser
le président Chavez. Cest aussi sur la base de ces images que
depuis la Maison Blanche, Ari Fleischer confirme aussitôt que "Chavez
a fait tirer sur la foule".
(3) Article lisible sur http://www.el-nacional.com/l&f/ediciones/2002/09/22/ph1s1.htm
(4) Ce document peut être visionné sur http://www.antiescualidos.com/indexnew.html
(5) ... alors que José Miguel Vivanco, qui a effectué une mission
sur place pour Human Rights Watch, nhésite pas à faire
leur procès.
(6) RSF déclare notamment : "Hugo Chávez, président
du Venezuela et grand admirateur de Fidel Castro, inquiète avec ses
déclarations incendiaires contre les médias, et les observateurs
craignent que l'ancien soldat et l'auteur d'un coup d'Etat manqué en
1992 se transforme en dictateur. Les menaces verbales de l'an passé
ont augmenté en 2001 pour inclure d'autres sortes d'intimidation, comme
la menace de retirer leur licence à des stations de télévision,
la menace d'inspections fiscales et un renforcement du pouvoir de la Cour
suprême qui diminuera la liberté de la presse."
(7) Article lisible sur http://www.monde-diplomatique.fr/2002/08/LEMOINE/16761.
221 millions de pauvres en 2002, soit 44 % de la population
SANTIAGO
DU CHILI,
lundi 11 novembre 2002
latinreporters.com
A
la fin de l'année 2002, l'Amérique latine comptera 44% de pauvres,
soit 221 millions de personnes, contre près de 43% en 2001 indique
un rapport de la Commission économique pour l'Amérique latine
et les Caraïbes (CEPALC), organisme des Nations unies établi à
Santiago du Chili. La crise argentine est l'un des principaux facteurs de
cette détérioration.
Dans son rapport annuel "Panorama social de l'Amérique latine,
2001-2002", la CEPALC précise que l'augmentation en nombre absolu
serait en 2002 de 7 millions de pauvres, dont 6 millions d'indigents.
Ce serait donc la pauvreté extrême qui progresserait le plus.
En 2001, on dénombrait 92,8 millions d'indigents, c'est-à-dire
18,6% des Latino-Américains. Les 6 millions de nouveaux indigents porteront
cette proportion à 20% en 2002. Le pessimisme de la CEPALC repose sur
la prévision d'une récession économique de -0,8% pour
l'ensemble de la région en 2002. Comme en 2001, c'est l'Argentine qui
subirait la hausse la plus aiguë de la pauvreté, qui se développerait
de manière importante également au Venezuela, au Paraguay et
en Uruguay. Parmi les 18 pays de la région, seuls le Pérou et
la République dominicaine pourraient voir leur proportion de pauvres
diminuer. Vers 1997, note la CEPALC, l'Amérique latine vit la fin d'un
cycle de croissance qui, avec quelques fluctuations, permit à beaucoup
de pays de réduire significativement la pauvreté. Le tournant
fut la crise asiatique, qui inaugura un lustre de ralentissement économique
et d'augmentation du chômage et de la pauvreté en Amérique
latine. VOIR La CEPALC précise que c'est surtout à partir de
la fin de l'année 2000, alors que le nombre de Latino-Américains
pauvres était de 206,7 millions, que le ralentissement économique
s'est brusquement accentué, se transformant en récession dans
plusieurs pays. Le "Panorama social" de la CEPALC évalue
pour les pays d'Amérique
latine la possibilité de répondre à l'ambition de la
Déclaration du millénaire des Nations unies, qui préconisait
de réduire de moitié la pauvreté extrême dans le
monde entre 1990 et 2015. Le Chili et le Panama avaient déjà
atteint cet objectif en 2000. Le Brésil et la République dominicaine
ont parcouru 95% du chemin et l'Uruguay 82%. Le Costa Rica, le Salvador, le
Guatemala, le Mexique et le Nicaragua ont satisfait, eux, à 40% la
norme de la Déclaration du millénaire.
Au rythme actuel, ni la Bolivie ni le Honduras ni le Pérou n'atteindront
l'objectif avant l'échéance fixée de 2015. La Colombie,
l'Equateur, le Paraguay et le Venezuela sont encore plus mal lotis, leur niveau
de pauvreté extrême ayant surpassé en l'an 2000 celui
de
1990. L'organisme des Nations unies souligne "la nécessité
de recourir à des politiques économiques et sociales qui permettent
d'élargir la base productive et qui s'accompagnent d'une redistribution
progressive du revenu afin que la croissance économique élève
plus
rapidement le niveau de vie des populations disposant de ressources moindres".
L'an dernier, le rapport de la CEPALC avait rappelé que la distribution
de la richesse en Amérique latine est l'une des plus inégales
au monde. Pour lutter contre les inégalités et la pauvreté,
la CEPALC estime indispensable d'accroître rapidement les indices de
scolarisation et la qualité de l'enseignement, qui devrait répondre
aux demandes d'une
économie de plus en plus technicisée et intégrée
au commerce mondial.
Vers un Espace Schengen en Amérique du sud.
Les pays du Mercosur et leurs associés ratifieront le 6 décembre un accord de libre résidence des personnes à l'intérieur des pays membres. Leur objectif est de supprimer l'immigration illégale.
Les
quatre pays membres du Mercosur - le Brésil, l'Argentine, le Paraguay
et l'Uruguay -, plus le Chili et la Bolivie (membres associés), ont
signé un accord qui ouvre leurs frontières, à l'instar
de ce qui a été fait dans l'Union Européenne. (Dans un
premier temps, l'accord régularise la résidence des ressortissant
des pays signataires chez leurs voisins, mais ne permet pas encore la libre
circulation des personnes, prévue ultérieurement.) L'objectif
premier de cet accord est de mettre fin à l'immigration clandestine
dans une grande partie de l'Amérique du Sud.
En fonction de cet accord, tout ressortissant du Mercosur, à partir
du moment où il aura reçu un visa permanent (la résidence
lui sera d'abord accordée pour deux ans), obtiendra des droits civiques
ainsi que celui de travailler dans les six pays (exactement comme un citoyen
de ces pays et à la condition de ne pas avoir d'antécédents
pénaux). Cette mesure concerne 380 000 Brésiliens clandestins
au Paraguay, 10 000 autres Brésiliens en Bolivie, sans compter les
20 000 Boliviens qui travaillent à São Paulo (au Brésil,
on dénombre plus de 500 000 immigrés illégaux, essentiellement
des Boliviens et des Paraguayens, mais aussi un grand nombre d'Argentins depuis
la crise qui affecte ce pays).
Le visa temporaire, valable deux ans, devient définitif à l'expiration
de ce délai. " Il s'agit là d'un accord historique,
qui va permettre aux Brésiliens, aux Urugayens, aux Argentins, aux
Paraguayens, aus Boliviens et aux Chiliens de régulariser leur situation
dans le pays où ils résident. C'est avant tout une question
de citoyenneté, qui anticipe le calendrier économique actuellement
en discussion.", affirme Paulo Tarso Ribeiro, ministre de la Justice
au Brésil, qui a présidé à San Salvador, au début
du mois de novembre, la réunion des ministres de la Justice et de l'Intérieur
du Cône sud.
Selon les estimations du ministère de la Justice brésilien,
au moins la moitié des 20 000 Boliviens de São Paulo sont des
clandestins (surtout dans le secteur de la confection, sous la tutelle des
Coréens). Prés de 380 000 Brésiliens se trouvent dans
la même situation au Paraguay et 10 000 autres sont réduits en
semi-esclavage dans les plantations d'hévéas à la frontière
des Etats (brésiliens) d'Acre et de Rondônia avec la Bolivie.
Et 500 000 Paraguayens vivent également clandestinement en Argentine.
Grâce à cet accord, leur situation sera bientôt régularisée.
"Nous avons décidé d'amnistier toutes les personnes
originaires des pays du Mercosur qui vivent dans la clandestinité",
a annoncé Luiz Paulo Teles Barreto, attaché au ministère
de la Justice (brésilien). Selon lui, cet accord ne concernera pas
certaines catégories professionnelles. (Le débat est encore
ouvert sur l'équivalence des diplômes.) Actuellement, pour s'installer
au Brésil, un étranger doit avoir eu des enfant avec un ressortissant
du pays, investir 200 000 dollars ou être embauché par une entreprise
étrangère ou brésilienne.
Les personnes vivant loin de leur pays pourront ainsi bénéficier
des mêmes droits que les natifs, y compris la sécurité
sociale et le droit à l'embauche.
Edson Luiz
O ESTADO DE SÃO PAULO
Comment
"Lula" change l'Amérique latine
Le nouveau président brésilien commence à appliquer
son ambitieux programme de réformes destiné à améliorer
la vie des plus défavorisés.
"Avec ses soixante-dix jours d'exercice du pouvoir, le gouvernement de
Luis Inacio "Lula" da Silva est à mi-chemin de tout. Il a
engagé une politique économique incroyablement réaliste.
Il est en train de définir un programme de réformes qui semble
plutôt viable. Mais il pêche encore par la naïveté
de son volontarisme et par son inexpérience du pouvoir", résume
"O Estado de São Paulo". Le grand quotidien brésilien
ne plonge pas plus avant dans les contradictions - nombreuses - qui émergent
des débuts crédités de confiance du président.
Car, si l'exercice du pouvoir finit toujours par éroder quelque peu
l'aura des dirigeants, Lula est loin des premiers signes de la disgrâce.
La presse brésilienne (et latino-américaine dans son ensemble)
célèbre au contraire l'état de grâce dont il bénéficie.
"Lula était même la grande vedette du carnaval, raconte
"Correio da cidadania". On ne pouvait pas le rater dans les rues
de Rio de Janeiro." Son effigie était représentée
"dans tous les bals, dans les défilés des écoles
de samba, sur les chars, sur les masques de plastique qui pullulaient sur
l'Avenue centrale. Cette année, il y avait un nombre incalculable de
pantins barbus, certains chevauchant les adversaires politiques de Lula aux
dernières élections. Tous faisaient le V de la victoire. C'était
une prolongation de la fête électorale !" se réjouit
l'hebdomadaire brésilien. "Que le gouvernement profite de ce soutien
massif de l'opinion publique et de la vision favorable des marchés
internationaux pour mettre en oeuvre au plus vite les réformes. S'il
attend trop longtemps, il perdra une opportunité qui ne se représentera
sans doute jamais", avertit "O Estado de São Paulo".
Payés pour aller à l'école
"Faim zéro, analphabétisme zéro, favelas zéro",
avait annoncé le nouveau président lors de son discours d'investiture,
début janvier. La lourde tâche de Lula est à la mesure
de l'immense espoir suscité par l'élection d'un dirigeant de
gauche, un ancien ouvrier métallurgiste, donc proche du peuple, dans
l'un des pays les plus inégalitaires du monde. Et son programme pour
réduire la misère est ambitieux. Quelques-unes des mesures proposées
par son gouvernement, composé en bonne partie de personnalités
appartenant à la société civile, sont même réellement
novatrices. Parmi celles-ci figurent l'octroi de titres de propriété
aux occupants des favelas et la mise en place d'un compte rémunéré
pour tous les enfants afin de les inciter à aller à l'école.
"Ils ne toucheront cet argent qu'à la fin de leurs études",
explique Cristovam Buarque, le ministre de l'Education, dans "El Comercio"
d'Equateur. "Et 62 000 personnes seront recrutées pour alphabétiser
les adultes, que nous rétribuerons également pour apprendre
à lire", ajoute-t-il.
Autres mesures importantes : la création d'un ministère chargé
de contrôler les comptes des Etats, afin de freiner la corruption massive
du système fédéral, et une réforme de la sécurité
sociale, des retraites et de la fiscalité, qui devrait constituer,
au cours du premier semestre de l'année 2003, le débat politique
central du pays. Le gouvernement précédent, de Fernando Henrique
Cardoso, avait déjà tenté de mettre en place une telle
réforme. Mais il avait échoué, notamment en raison de
l'opposition du Parti des travailleurs (PT) de Lula... Les résistances
des fonctionnaires accrochés à leurs privilèges démesurés
sont virulentes et commencent à se faire entendre. "Nous constituerons
la première grève qu'aura à affronter le gouvernement
de Lula", menace dans "A Folha de São Paulo" le syndicat
des professeurs.
Une gauche façon européenne
Pour financer cette politique essentiellement sociale, Lula se trouve dans
l'obligation de pratiquer d'impitoyables coupes budgétaires et de satisfaire
les exigences du FMI afin que celui-ci renouvelle ses crédits au pays,
tout en augmentant les impôts avec modération. "Le choix
de Lula, entre démagogie et pragmatisme, entre concessions aux marchés
internationaux (dont dépend grandement le pays) et amélioration
des conditions de vie des Brésiliens, va déterminer non seulement
l'avenir du Brésil, mais celui du sous-continent américain tout
entier. Il va déterminer pour longtemps la capacité de la gauche
à trouver une identité éloignée des héros
guérilleros du passé, qui se rapproche plutôt d'une gauche
à l'européenne", analyse la revue "América
latina en movimiento" de Quito.
"Si l'on considère Lula comme un idéologue sans prendre
en compte le milieu social dont il provient, on se trompe d'analyse politique.
Une élection n'est pas une révolution ; mais, dans une Amérique
latine qui remet en question le modèle néolibéral appliqué
depuis les années 1990, l''effet Lula' peut démontrer qu'en
rassemblant les mouvements sociaux il est possible de conquérir des
espaces de pouvoir et d'introduire de nouvelles façons de gouverner",
conclut le mensuel brésilien "Caros Amigos".
Christine Lévêque
Les
gouvernements restent sourds et vont de l'avant
LE SOMMET DES AMÉRIQUES, DEUX ANS PLUS TARD
18 mai 2003
Lors du Sommet des Amériques, en avril 2001, plus de 60 000 personnes ont crié haut et fort leur opposition à la création de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) parce qu'elle constitue une attaque frontale à la démocratie et aux droits les plus fondamentaux. En clair, pour la masse d'opposants et d'opposantes, la ZLÉA symbolisait un concentré de tous les reculs sociaux que l'on veut nous faire avaler au nom du « réalisme ».
par Richard Fecteau , Virginie Harvey
Deux ans après ce Sommet, un bilan doit être tracé des
événements qui l'ont suivi à un rythme effarant : alors
que s'approche l'objectif d'une signature de la ZLÉA pour 2005, il
est flagrant de voir à quel point cet enjeu a été évacué
du débat public après les événements d'avril 2001.
Alors que toute l'attention est détournée vers la politique
guerrière des Etats-Unis, il importe de se rappeler que les négociations
se poursuivent et s'accélèrent dans le silence le plus complet.
Deux conclusions s'imposent d'elles-mêmes à la lumière des événements. Tout d'abord, les accusations que l'on porte à ce que représente le modèle d'intégration économique continentale se sont avérées plus que fondées, tant dans ses dimensions sociales, environnementales et économiques. Les deux dernières années ont en effet plus que démontré que le retrait de l'État de ses fonctions sociales ne saurait se traduire par autre chose qu'une amplification des inégalités sociales. La croissance économique majeure qu'ont connu les États-Unis a quant à elle fait la preuve que le modèle de développement que l'on nous impose ne fait que concentrer la richesse et demeure d'une grande précarité, comme en font foi les faillites à répétition survenues chez notre voisin du sud.
Enfin, sur un plan environnemental, il est de plus en plus clair, après la tenue d'un autre sommet sur le développement durable, en septembre 2001, que l'économie occupe le haut du pavé dans les priorités des gouvernements. Comme l'ont affirmé Georges Bush et Colin Powell, les considérations d'ordre environnemental ne sauraient, dans le contexte de la mondialisation de l'économie, prendre le dessus face aux intérêts commerciaux des principales puissances.
Une seconde conclusion s'impose également : l'intégration économique continentale se fait en bafouant complètement la démocratie la plus minimale. La dernière campagne électorale aura été un bel exemple du caractère anti-démocratique de la ZLÉA puisque ce sujet a été complètement évacué des débats, du moins en ce qui concerne les trois partis politiques qui prétendaient au pouvoir. Les médias, dans le contexte d'une crise internationale majeure, n'ont même pas abordé la question.
Malgré le silence et en raison de l'accroissement des contradictions qu'entraîne la mondialisation des marchés, la lutte continue. Au cours de l'année 2003, l'opposition à la ZLÉA prend une nouvelle forme, celle d'une consultation populaire au sein des Amériques. Puisque les gouvernements n'entendent toujours pas consulter la population au sujet de la ZLÉA, les groupes populaires, les groupes de femmes, syndicaux, et étudiants prennent l'initiative de l'organisation d'une telle consultation ; les résultats en seront annoncés au mois d'octobre, alors que la campagne contre la ZLÉA culminera par des mobilisations massives partout dans les Amériques.
D'autres Amériques sont possibles : démocratiques, fondées sur l' égalité, la solidarité et le respect de l'environnement et des droits humains.
Article
écrit pour le Forum Social Régional.
© COPYLEFT Virginie Harvey et Richard Fecteau 2003.
Devant plusieurs milliers de personnes, au cours du Forum social mondial
tenu à Porto Alegre au début de cette année, le P. Gustavo
Gutiérrez a donné un témoignage sur le contexte historique
et loeuvre accomplie au sein du courant de la théologie de la
libération, dont il fut le pionnier. Il en indique les coordonnées
majeures, toujours soucieux de limpact actuel dune réflexion
dont les pauvres sont laxe central.
En premier lieu, salut à tant de vieux amis et aussi aux nouveaux de
ces jours-ci et à toute la réserve damis que je ne connais
pas encore.Je voudrais dire en premier lieu quun témoignage nest
pas quelque chose de purement personnel ou individuel. En tout cas, les choses
les plus intenses que jai vécues, je les ai toujours vécues
avec dautres personnes, naturellement avec mon entourage immédiat
dans mon pays, au Pérou, mais aussi avec beaucoup damis dAmérique
latine. En conséquence, quand je ferai allusion à des moments
personnels, jaimerais bien mettre laccent sur une certaine
appelons-la ainsi aventure collective menée avec beaucoup damis
qui ont enrichi ma vie et avec lesquels nous avons essayé de faire
ensemble quelque chose. Je crois que parler de groupe damis, cest
nous rappeler notre dimension sociale, et jaimerais la prendre beaucoup
en compte dans ces quelques réflexions que je vais présenter.
Cette dimension sociale nous fait donc vivre dans des processus sociaux et
historiques et cela est pour moi très important depuis le début.
La réflexion sur la foi que nous avons essayée de faire en Amérique
latine et qui, comme vous le savez, est très liée à la
vie de tous les jours, je crois quelle vient vraiment de ces processus
sociaux et historiques. Durant mes années détudes universitaires,
jétudiais la médecine, jai beaucoup participé
à la vie politique universitaire et avec une certaine militance chrétienne,
et tout ceci ma fait ressentir en un moment donné que la réflexion
sur la foi était importante, sur la foi, sur ma propre vie et ma pratique.
Cest ce que je voudrais partager avec vous.
Ce que nous appelons théologie, et qui est une parole sur Dieu, part
historiquement de la vie quotidienne, de la pratique historique des chrétiens
et des non-chrétiens. Cest dans la vie quotidienne quen
premier lieu on reçoit les questions et les défis qui interrogent
la portée et le sens de la foi chrétienne. La réflexion
vient donc après. Cest le fameux : « dabord vivre,
ensuite penser » ou philosopher, selon lexpression classique.
Seuls ceux qui sont insérés dans la pratique peuvent penser
et réfléchir théologiquement ; la théologie se
situe à lintersection de la foi chrétienne avec la pensée,
la culture, des sentiments, des attitudes des personnes à un moment
historique déterminé.
En troisième lieu, la théologie doit toujours être une
herméneutique de lespérance, cest-à-dire
une interprétation de la raison, des raisons que nous avons despérer
quelque chose de différent de ce que nous vivons aujourdhui.
Permettez-moi de rappeler ces trois moments : la vie quotidienne, la pratique,
le point de départ historique ; la réflexion, ce point de rencontre
entre le message chrétien et la façon de comprendre notre moment
de lhistoire ; et la théologie comme herméneutique de
lespérance. Ces trois moments sont les trois parties de cette
réflexion.
Le point de départ: la pratique
Commençons
donc par ce point de départ historique qui nous renvoie à la
réalité que vivent les personnes, les croyants et ceux qui ne
le sont pas et avec lesquels nous partageons cette réalité.
Partir de la vie, cela pose une question : « comment parler de Dieu
? ». Quand je dis parler, je ne me réfère pas seulement
à des paroles, je me réfère à des gestes et à
des paroles. Cest un langage pour le dire de façon meilleure
qui comprend non seulement le monde conceptuel, ni même les seuls
termes que nous utilisons, mais qui comprend aussi ce monde qui est fait de
gestes, dattitudes, dengagements, de solidarité ; tout
cela ensemble constitue le langage. En Amérique latine comme aussi
en dautres parties du monde, cette question peut se formuler de cette
manière : « comment dire au pauvre, à lexclu, à
linsignifiant, au marginalisé, que Dieu laime ? »
Le contenu fondamental du message chrétien est lamour de Dieu,
la question est extrêmement aiguë : comment dire à celui
dont la vie quotidienne est en bonne partie la négation de lamour,
comment lui dire que Dieu laime ? Cest le point de départ
de la réflexion théologique sur la foi que nous avons essayée
de faire en Amérique latine. Et de plus, cela nous pose la question
qui est une conséquence de linterrogation antérieure
- : comment dire à ceux qui mangent tous les jours, à ceux qui
ont un toit et du travail, à ceux qui ont les moyens de faire respecter
leurs droits humains et les moyens de maintenir leurs privilèges, que
le Dieu dAbraham, de Moïse, de Jésus est un Dieu qui prend
parti pour les derniers de lhistoire et que la vie menée par
ces personnes nest pas humaine tant que la majorité de lhumanité
na - comme le dit un poète péruvien, César Vallejo
pour attester de sa vie que sa mort. Comment dire ces deux choses ?
Bien plus : comment sadresser à ces deux grands secteurs de lhumanité
? Aux pauvres dont la vie quotidienne est une négation de lamour,
dire que Dieu les aime, et à ceux qui ont dautres conditions
de vie, leur dire que cet amour de Dieu a une préférence, une
priorité pour les derniers de lhistoire. Non seulement cest
difficile, mais cest conflictuel de tenter de parler ainsi.
Dans les années 50-60, nous commençons à vivre, en Amérique
latine, un phénomène historique qui continue, il est bon de
nous en rappeler, non sans des hauts et des bas naturellement, cest-à-dire
non sans des avancées et des reculs ; nous commençons à
vivre un phénomène historique que nous pouvons appeler une nouvelle
présence des pauvres sur la scène de lhistoire, sur la
scène sociale et politique, sur la scène de la pensée
et de la réflexion. Les pauvres qui ont toujours été
les absents de lhistoire - en réalité, absents de lhistoire
écrite, lhistoriographie, parce quils étaient dans
lhistoire -, ceux qui ne sont pas pris en compte, ces anonymes de lhistoire,
ont commencé à manifester leur présence. Cest au
cours de ces années que sont nées des expressions que nous utilisons
aujourdhui, comme par exemple lexpression sous-développement
ou celle de Tiers-monde pour désigner ces peuples réunis en
Indonésie au milieu des années 50, pour les distinguer de ceux
quon appelle le Premier monde, le monde capitaliste.
À cette époque, en Afrique aussi, les nouvelles nations commencent
à sorganiser et apparaissent sur la scène. En Amérique
latine, les organisations populaires sont de plus en plus actives et se font
remarquer. Il est fort probable que pour beaucoup de ceux qui sont ici, cela
leur apparaisse comme un phénomène plus ou moins normal ; pour
ceux qui ont accumulé deux ou trois jeunesses, comme cest mon
cas, je peux leur dire quil nen était pas ainsi au cours
de ma première jeunesse. Purement et simplement, bien quil y
ait eu des organisations syndicales, aussi bien ouvrières que paysannes,
que populaires, nous navions pas ce que nous commençons à
avoir - non sans problèmes et non sans répressions - sur le
continent. Jai dit quil sagissait dun processus qui
a commencé à cette époque, peut-être un petit peu
plus tôt, et qui a continué, ce qui fait que les thèmes
autour de la pauvreté et de la marginalisation sont des thèmes
aussi importants aujourdhui. Bien sûr, je sais que cela na
pas suffi à changer la situation, mais de toute façon ces secteurs
sociaux ont commencé à se faire entendre et aussi à faire
sentir leur présence, et ceci me paraît quelque chose dextrêmement
important. Ceci nous a fait voir que ce monde de la pauvreté, de lexclusion
et de la marginalisation, était beaucoup plus quun problème
dordre économique et social, cétait une question
humaine globale, avec ses différentes arêtes, avec ses différentes
dimensions, et qui par conséquent représente un défi
pour la conscience humaine et la conscience chrétienne. Quand je dis
que cest plus quun problème économique et social,
je vous demande de prendre en compte le plus ; ou, autrement dit, cest
bien évidemment un fait dordre économique et social, culturel,
etc., mais cest beaucoup plus que cela. La pauvreté ne se réduit
pas à laspect économique, - capital à coup sûr
-, extrêmement important. Et cest pourquoi, au cours de la réflexion
faite les années antérieures, nous avons commencé à
parler du pauvre comme de quelquun de socialement insignifiant
entre guillemets, cest clair - et une personne peut être insignifiante
pour des raisons économiques, parce quelle na pas un centime
en poche ; pour des raisons dordre culturel, racial et de genre. À
ces niveaux, une personne peut être insignifiante, et cest sûr,
la chose est encore beaucoup plus profonde et grave si ces différentes
dimensions sont cumulées. Pour dire ce qui a constitué le grand
impact de cette nouvelle présence, la pauvreté signifie la mort,
en dernière instance ; mort prématurée, mort injuste.
La mort injuste et prématurée est ce qui caractérise
fondamentalement la pauvreté et les aspects dordre social
je le répète sont essentiels, mais aussi les aspects
culturels, le sexe des personnes, la question raciale et il ne nous
plaît pas à nous les Latino-Américains que nous parlions
de racisme parce que nous considérons que nous navons pas de
lois racistes. Et pourquoi avoir des lois racistes si nous avons des habitudes
racistes? Cela est suffisant.
Théologie et histoire
Ce
qui a également changé la perspective à cette époque
et qui continue de la changer aujourdhui, cest que la pauvreté
nest pas une fatalité, cest une construction humaine ;
ce nest pas un destin, cest une condition et les conditions peuvent
changer ; ce nest pas le fruit du hasard, cest une injustice.
La conscience du pauvre a donc réellement changé au cours de
ces décennies. Les experts parlent de causes de la pauvreté,
mais le peuple pauvre a chaque jour pris davantage conscience de cela. Il
sagit dune condition créée grâce à
des notions, des catégories culturelles, des structures dordre
économique et social, et cela a commencé à faire changer
la perception du pauvre. De même, ce que jai appelé lirruption
du pauvre, cette nouvelle présence a aussi entraîné quelque
chose de très important, qui de toute manière est présent,
cest que la pauvreté concerne des personnes. Et ces pauvres sont
appelés à être les maîtres de leur destin, les sujets
de leur histoire, à prendre en main les rennes de leur destin. Il y
a une phrase dont je sais que certains la disent avec beaucoup de bonne volonté,
cest être « la voix des sans-voix ». Bien, je ne me
sens pas appelé à être la voix des sans-voix, ce qui mimporte
est que les sans-voix prennent la parole. Cest quelque chose de très
différent et cela vient précisément de cette nouvelle
présence. Ce processus , dont je viens de rappeler les premiers pas,
est toujours présent, nous navons pas fini de nous rendre compte
que la pauvreté est un défi à la conscience humaine et
chrétienne. Nous sommes sur le terrain de linhumain et pour autant
le premier droit humain, cest le droit à la vie. Cest le
droit fondamental. Nous devons réaliser que lorsque nous parlons de
pauvreté, nous parlons également de ses causes et de construction
humaine et pour autant de la possibilité de déconstruire ces
causes.
Lattention au pauvre, la solidarité avec le pauvre ne peut pas
se limiter seulement à laide aux personnes qui souffrent de la
pauvreté. Honnêtement, je crois que cela continue dêtre
important, mais si cela nest pas accompagné du refus de ce qui
la provoque, ce nest pas une solidarité authentique ; bien plus,
je dirais que si nous nous limitons à laide immédiate
aux pauvres je pense au monde religieux, et pas seulement chrétien
nous aurons du travail, parce que les mécanismes qui la produisent
ne seront pas affectés. Et là, je voudrais poser une autre question,
inspirée dun texte biblique : « Où dormiront les
pauvres dans le monde que nous construisons de nos jours ? » Une question
aussi simple que celle-ci ou qui pourrait être : « Que vont manger
les pauvres dans le monde daujourdhui ? ».
Au point où jen suis, je voudrais aussi rappeler quelques faits
: nous sommes dans un forum qui a comme lune de ses perspectives centrales
ce que nous appelons la mondialisation. La mondialisation pour la situer
comme point de réflexion est une expression trompeuse. Elle
donne limpression que nous allons vers un monde unique alors quen
réalité, nous réalisons de plus en plus quon va
vers deux mondes. La brèche entre les personnes et les pays riches
et entre les personnes et les pays pauvres sagrandit. Cette brèche
est énorme. Quelle mondialisation voulons-nous ? Mais pas seulement
cela, je crois aussi que dans ce monde globalisé dans lequel des courants
comme le néolibéralisme économique a une présence
aussi grande, il y a aussi, idéologiquement, un monde qui se traduit
dans des expressions qui prétendent dire que létape que
nous vivons est absolument nouvelle, rien de ce qui sest fait antérieurement
ne vaut la peine aujourdhui. On dit que cette époque est post-moderne,
post-capitaliste, post-industrielle, post-coloniale, post-socialiste ; et
les gens sont ravis dêtre "post" ces derniers temps.
Tout serait nouveau, tellement nouveau quil faudrait effacer absolument
ce qui sest fait dans les temps antérieurs. Or nous savons fort
bien que la meilleure manière de poser des limites à un peuple
est deffacer sa mémoire. Cest ce que fit un vice-roi très
important du Pérou au XVIème siècle : il a tenté
deffacer la mémoire des Incas pour pouvoir mieux dominer. Cest
typique. Toujours, le dominateur a tenté deffacer la mémoire.
Mais, dans les dernières décennies, il y a eut un très
grand effort de la part des pauvres dAmérique latine, par des
moyens très variés, pour revendiquer leur identité humaine.
Pour le dire simplement, comme lexprimait un manifeste de 1969 des Noirs
des États-Unis: « nous existons », cest-à-dire
que nous sommes ici, nous sommes présents.
Il ne sagit pas de fermer les yeux face aux réalités nouvelles,
mais il faut être en même temps très clair face au martèlement
idéologique qui consiste à faire croire que les choses sont
absolument nouvelles dans le monde contemporain.
La théologie est une herméneutique de l'espérance
Et
ceci me conduit à la troisième partie. Je disais quune
théologie doit être aussi une herméneutique de lespérance
et ceci me permet dintroduire une précision à quelque
chose que jai affirmé il y a un instant. Je crois quil
faut partir de la dure situation, de la souffrance et de cette espèce
dinsignifiance sociale qui constitue le noyau de la pauvreté
; mais pas seulement cela. Mais il faut partir aussi des espérances
de ce secteur. Les souffrances ont très fortement marqué la
théologie que nous avons faite en Amérique latine, mais il faut
voir quelque chose de plus. Permettez-moi de me référer à
une question bien personnelle : lorsque jessayais de travailler ces
thèmes de la théologie de la libération, jécrivais
quelque chose à ce sujet et il me parut indispensable de venir au Brésil.
Je fus ici en mai 1969, cest-à-dire peu de mois après
lActe institutionnel numéro 5 du 13 décembre. Un temps
terrible, comme beaucoup dentre vous sen souviennent. De nombreux
amis brésiliens, des militants chrétiens, des membres de communautés
de base me conseillèrent dutiliser ma mémoire et non pas
décrire les numéros de téléphone des personnes
que je devais appeler. Je suis allé dans quatre villes : à Rio,
São Paulo, Bello Horizonte et Recife. A Recife, jétais
avec Henrique Pereyra Neto, un des premiers prêtres assassinés
en Amérique latine. Il a été assassiné une semaine
après que jai quitté le brésil. Cest pour
cela que jai dédicacé le livre sur la théologie
de la libération que je travaillais à lépoque,
à cet ami, comme je le dédicaçais aussi à un écrivain
péruvien indien, José María Arguedas et sincèrement
jai essayé de le faire symboliquement. Je voulais le dédicacer
à un Noir comme Henrique et à un Indien comme Arguedas, ce qui
était le dédicacer aux derniers de la société
latino-américaine.
Jai pu voir les souffrances, jai pu entendre les récits
de ces moments qui se vivaient Brésil. Mais je pus en même temps
écouter aussi les espérances, parce que lespérance
est quelque chose qui apparaît parfois au milieu de la souffrance, non
seulement quand les choses vont bien. Je dirais que lorsque les choses vont
très bien, les gens parlent moins despérance et quand
je parle dherméneutique de lespérance, je voudrais
prendre en compte aussi bien les souffrances, les mauvais moments que lespérance
dont beaucoup de personnes font preuve. Je disais en commençant que
parler de la théologie comme herméneutique de lespérance
signifiait rechercher les raisons despérer. Et naturellement,
il y a une raison fondamentale pour un croyant, la confiance en Dieu. Mais
il faut enrichir cela avec notre vie quotidienne et avec les processus historiques.
Mettre cela en rapport, cest aussi faire de la théologie. Mais
nous sommes aussi aujourdhui dans une situation extrêmement compliquée,
où lon trouve une critique très forte à légard
de tout ce qui serait projets et utopies.
Un écrivain péruvien, José Carlos Mariategui, a écrit
dans un article dans lequel il disait : « Beaucoup de personnes, et
moi aussi, sommes fatigués de parler de conservateurs et de progressistes,
je propose donc de changer la nomenclature, le vocabulaire, et dappeler
les progressistes des personnes qui ont de limagination, et les conservateurs
des gens sans imagination . » Et il ajoutait à la fin de son
article : « Mais je suis sûr quon ne va pas accepter ma
nouvelle nomenclature par manque dimagination. » Et je pense quil
en est bien ainsi dans la réalité. Limagination est le
monde ou lespace mental où nous nous projetons. Et aujourdhui,
il existe quelque chose de très fort à cet égard : toute
volonté de lutte pour la justice, tout désir de sopposer
à loppression et au mauvais traitement du pauvre, avec la complexité
et la multidimensionnalité mentionnée il y a un instant, ont
été vus comme quelque chose dutopique au sens péjoratif
du terme. Avec votre permission, je citerai un autre poète, cette fois
un Espagnol, qui a dit quelque chose de très beau : «A veces,
los sueños se desensueñan y se hacen realidad. » [littéralement:
« Parfois les rêves se dérêvent pour devenir réalité
»]. Et je pense que cest ce qui est en train de se passer aujourdhui
au Brésil. Ce sont des rêves qui cessent dêtre rêvés
et qui deviennent des réalités. Mais les réalités
supposent quil y ait construction, quil y ait travail. Il y a
peu, quelques minutes avant de commencer cette présentation, un vieil
ami que je navais pas vu depuis des années ma offert un
livre sur le Chiapas, dont le titre est Construire lespérance.
Cest vrai : lespérance, le projet, lutopie, il faut
les construire. Parce que lavenir ne vient pas tout seul. Le futur est
dans nos mains.
Je voudrais terminer en rappelant un texte de lÉvangile qui a
toujours appelé mon attention : « Que ta lumière ne se
change pas en ténèbres. » Mais il ny a pas de façon
dont la lumière se change en ténèbres. On peut léteindre,
mais la lumière ne peut pas se transformer en obscurité. Mais,
ultérieurement, voyant certains processus politiques et sociaux, jai
trouvé un sens dont je ne sais pas sil est le vrai, mais je veux
le partager avec vous. La lumière de gens qui estiment voir clairement
à un moment donné peut se convertir en obscurité pour
une masse pauvre. Nous qui sommes ici nous nous mouvons dune manière
ou dune autre, partiellement au moins, dans le monde des idées,
des concepts, dans le monde intellectuel et cela peut être obscurité
pour beaucoup. Je pense quen Amérique latine nous avons eu et
nous continuons davoir dexcellentes études sur la réalité,
qui éclairent le continent. Mais sont-elles réellement lumière
ou obscurité pour ceux qui subissent les situations que nous étudions
? Certainement, une étude est toujours de la lumière, mais derrière
cette étude il y a des personnes concrètes qui souffrent de
la faim, marginalisation, violence. Ce sont des enfants, des femmes, des personnes
marginalisées en raison de la couleur de leur peau, de leur race, de
leur culture, etc. Il me parait donc fort important dessayer déviter
une chose de ce genre.
Finalement, jaimerais ajouter une petite anecdote. On ma posé
quelques fois cette question : « Si vous deviez écrire à
nouveau la théologie de la libération, écririez-vous
ce livre tel que vous lavez fait il y a plusieurs années ? »
Bien, je répondais : « Non ». « Ah ! Donc, vous vous
rétractez. » « Eh bien non, pas davantage. » Comme
cette réponse ne me satisfaisait pas, je répondais ainsi à
la même question en dautres occasions : « Oui ». «
Ah, entêté, vous navez rien appris. » Ce nétait
pas non plus une bonne réponse. Jusquà ce quun jour
je trouve la façon de répondre. Je dis à un journaliste:
« Voyons, mon ami, vous êtes marié ? ». Surprise
de sa part puisquil ne voyait pas la relation entre son mariage et la
théologie de la libération, et il me dit : « Oui »
« Depuis combien de temps êtes-vous marié ? » Disons
quil ma répondu depuis 15 ou 20 ans. « Vous aimez
votre épouse ? » Le gars qui commençait à se sentir
gêné me répondit: « Oui, bien sûr. »
Je lui demandais alors : « Seriez-vous capable décrire
une lettre damour à votre épouse dans les mêmes
termes quil y a 20 ans ? » « Non ». « Eh bien,
moi non plus ».
Pour moi, faire de la théologie, cest écrire une lettre
damour au Dieu auquel je crois et au peuple auquel jappartiens,
et cest pour cela que je me permets de dire que les choses que jai
essayé de rappeler restent vivantes et présentes parmi nous,
avec, il est vrai, des changements considérables. Il me semble quaujourdhui
nous rencontrons quelque scepticisme chez certaines personnes qui disent :
« Tu sais, moi jen suis revenu de ces illusions. » Ce qui
mimpressionne le plus, ce sont ceux qui font le voyage retour sans jamais
avoir fait laller. Ceux-là me surprennent vraiment.
Bien, il ne me reste plus quà vous remercier de votre présence
et à vous remercier surtout de votre amitié.
Traduction
DIAL.
En cas de reproduction, mentionner la source DIAL.